Le monde de James Matthew Barrie


> Avant propos
> Biographie
> Galerie de photographies


> Thrums
> Kensington Gardens
> Never (never never) Land
> Sa bibliothèque

> Bibliographie
> Editions pirates
> Iconographie
> Illustrateurs de Barrie
> Pastiches
> Lettres

> Livres en français
> Livres en langue anglaise
> Films
> Téléfilms / émissions
> Comédies musicales
> Produits dérivés
> Curiosités


> Présentation du roman
> Extraits
> Vingt-six chapitres


> La genèse du personnage
> La pièce
> Le film
> Le mythe

> Citations de Barrie
> Citations sur Barrie
> Tommy Sandys
 

 

Ici, j'inaugure une nouvelle page, consacrée aux adaptations barriennes et / ou pièces de Barrie, données en France ou à l'étranger. Cette sélection sera bien sûr tout à fait subjective.

THE MYTHMAKERS (mars 2012)

 

Almost every Briton alive has been prouder these last days because a message from a tent has shown him how the breed lives on; but it seems almost time to remind him  of that more practical Englishman who said of a friend in need, "I am sorry for him £ 5; how much are you sorry?"

Extrait d'une lettre que J.M. Barrie envoya à la presse (à noter l'usage du mot "Briton" plus vaste que le mot "Englishman"...) après la mort de son ami Scott, afin de lever des fonds en faveur de sa famille désormais privée de ressources. 
***

En 1913, Hodder and Stoughton, l'éditeur de Barrie, publia un charmant petit livre, destiné aux enfants, et dédié à Peter Scott* (le fils de l'explorateur) ; il portait pour titre Like English Gentlemen et, fait notable, était dépourvu de tout nom d'auteur. Bien évidemment, je possède ce livre.

Le titre fait référence aux mots prononcés par Wendy, alors que Hook menace de faire passer ses frères sur la planche. 
Our sons will die like English gentlemen
Nul doute que l'explorateur Scott mourut ainsi. Avec toute la noblesse ou force d'âme qui échoit aux grands hommes. On ne naît pas héros. C'est la mort qui fait d'un homme un héros. Ou, parfois, les circonstances. Mais il n'existe pas d'autres héros, en pleine connaissance de cause, en pleine conscience. La mort crée la légende ou la parachève, ce qui revient au même.
En ce qui me concerne, je suis dubitative : si le texte comporte certains passages qui sont proches de l'humour ou de l'esprit de Barrie (il y a imitation en tout cas), il manque indéniablement la patte un peu sournoise de Jamie, à savoir cet aspect légèrement tortueux de la phrase qui procède par détours, qui avance en diagonale. Je peux me tromper, bien sûr. Barrie aurait pu falsifier son propre style. 
Quoi qu'il en soit, le texte est charmant et est écrit à la gloire du Capitaine Robert Falcon Scott  qui trouva la mort (son destin) dans l'Antarctique –, afin de récolter des fonds pour sa femme et son fils qui lui survivaient. Barrie était d'ailleurs le parrain du jeune Peter. 
Tout le monde connaît l'histoire de cette fameuse lettre que Scott écrivit à Barrie, dans sa tente, sa dernière lettre dans laquelle il demandait au célèbre écrivain de prendre soin de son épouse et de son fils après sa mort – qu'il savait inéluctable. Il lui disait aussi regretter la froide distance qui s'était installée entre eux et l'assurait que, jamais, il n'avait cessé de le respecter et de le considérer comme son ami.  Il lui écrivit même ces mots si émouvants : "De toute mon existence, je n'ai jamais rencontré un homme que j'ai autant admiré et aimé que vous, mais je n'ai jamais pu vous montrer ce que votre amitié représentait pour moi, car vous aviez beaucoup à donner et moi rien du tout..."
Jamie porta longtemps cette lettre dans sa poche pour des raisons que j'évoquerai peut-être un jour... 
Barrie aimait terriblement les explorateurs, les voyageurs (Paul du Chaillu, Joseph Thomson...). Rien d'étonnant à cela : l'aventure est le combustible de l'imagination. Scott fut l'un de ses amis aventuriers. Tous les deux comparaient les mérites de leurs destins respectifs, celui de l'écrivain et celui de l'aventurier, l'un enviant l'autre d'être ce qu'il était. Écrire est aussi une aventure, mais une aventure invisible, intérieure. Tout aussi périlleuse, pourtant. 
J'ai toujours rêvé des aventuriers, moi qui suis si casanière... 

J'ai été contactée, il y a quelques semaines, par Richard White, qui est le coauteur d'une pièce qui sera donnée dans quelques jours à Londres.  Il est très rare que j'évoque une oeuvre dont je ne sais encore rien de très précis, mais un bon pressentiment s'est emparé de moi. Tant et si bien que, même si je n'avais pas prévu de me rendre à Londres avant les derniers souffles du printemps, je ne manquerais pour rien au monde l'occasion d'assister à l'une des représentations de cette pièce, dont j'attends beaucoup ; je vous en donnerai des nouvelles à mon retour.  Pour l'heure, je dépose ici les affichettes de la pièce, ainsi qu'une présentation.

 

[Cliquez sur les images pour les agrandir dans une nouvelle fenêtre]
L'histoire d'une amitié inattendue... 
Évoquer la glace, c'est évoquer la mort...
Dimanche 18 mars à 19h30 / Dimanche 25 mars à 15h et 19h30

Pour réserver votre place, veuillez cliquer ici.  

 

Scott, le héros de l’Antarctique, et J.M. Barrie, le père de Peter Pan, étaient des hommes célèbres à leur époque, mais peu de gens savent qu'ils étaient également de proches amis. De récentes recherches ont révélé certains faits : on sait désormais ce qui les rapprocha, pourquoi ils furent fascinés l'un par l'autre ; on connaît les rêves et les chagrins qu'ils partagèrent, les raisons pour lesquelles l'un rêvait du destin de l'autre et ce qui – tragédie ! – les éloigna l'un de l'autre, et ce, avant le départ de Scott pour sa dernière expédition...
Pourquoi Barrie tourna-t-il le dos à son ami et ne le revit-il jamais ? Pourquoi Scott devint-il un héros, bien qu'il n'arrivât pas le premier au Pôle Sud (il fut battu dans cette course au Pôle par Roald Amundsen) ? The Mythmakers (littéralement, "les créateurs de mythes" – excellente définition de Barrie aussi bien que de Scott...) est l'histoire intime de deux hommes publics dont les existences exercent autant d'attrait sur les esprits d'aujourd'hui que sur ceux d'il y a 100 ans. 
***
Tout a commencé en Écosse. 
Le glen Prosen (peut-il y avoir meilleur endroit sur terre ?) fut le cadre dans lequel cette histoire prit forme, à la fin d'une représentation de Farewell Miss Julie Logan – une adaptation écrite par Rosie MacLennan Craig, à partir de la dernière histoire de Barrie –, donnée devant un petit comité. L'idée d'une autre pièce vint alors, celle qui narrerait les relations du Capitaine Scott et de l'illustre Barrie. Il fallut deux ans d'efforts afin que la pièce vît le jour. Elle aurait dû être créée pour les 150 ans de Barrie, à Kirriemuir ; elle le sera, finalement, pour les 100 ans de la mort de Scott... 
          Vous pouvez également en apprendre davantage sur le Capitaine Scott en lisant les pages suivantes : celle-ci et celle-là.

Et je vous recommande la lecture de ce livre-ci :

Et surtout de celui-ci, 

car il contient une introduction / notice biographique de Scott écrite par Barrie, où il évoque leur rencontre et leur amitié. Ils se sont rencontrés peu après la première expédition de Scott dans l'Antarctique. Ils ont passé toute une nuit à se raccompagner l'un l'autre à leurs domiciles respectifs, parlant jusqu'aux premières lueurs de l'aube... 
****
*J'avais fait la connaissance de son demi-frère il y a quelques années... Merveilleux souvenir (les gants mauves). 
*******
 

Billet du 13 mars 2012 de mes Roses de décembre.

*********************************************************

[Le bateau de R. F. Scott, le Terra Nova]
***
THE MYTHMAKERS
(Les créateurs de mythes)
Histoire d’une amitié
entre un homme qui devint un mythe
et celui qui écrivit sa légende
*** 
« En Antarctique, la chose la plus difficile, c’est d’écrire avec des doigts gelés… »
***
En 1922, lorsque Barrie devint Recteur de Saint Andrews, il prononça un discours qui fait encore aujourd’hui piquer les yeux des moins sensibles d’entre nous, un discours extraordinaire intitulé Courage qu’il dédia aux étudiants et qui apparaît comme une sorte de défi lancé à la jeunesse d’après-guerre. Il donna littéralement son souffle, son âme, à ces mots simples, forts et beaux, qui avaient pour eux toute la douloureuse force de l’expérience et qui trahissaient, à chaque instant, l’inspiration que donnent le chagrin et la mise à l’épreuve de l’âme humaine. La guerre de 14 avait porté, comme le dit, je crois, un auteur que j’aime, ces fruits qui croissent sur les ciselures de la peine. En petits rangs serrés, les fantômes de ceux qu’il avait tant aimés s’alignaient devant lui. Sylvia Llewelyn Davies, George, Michael, Mary qui l’avait trahi et abandonné… Tous, ils avaient laissé la trace de leur absence dans l’existence du solitaire d’Adelphi. Le discours porte l’empreinte de tout cela, mais il vibre aussi d’une foi singulière qui irradie le lecteur : « Le courage est la chose essentielle : si l’on perd le courage, tout est perdu. Voici ce qu’en dit notre glorieux Johnson : “À moins qu’il ne possède cette vertu, un homme n’a aucune certitude de pouvoir en conserver aucune autre.” Nous devrions remercier notre Créateur trois fois par jour de nous avoir fait don du courage au lieu de le faire pour notre pain quotidien, qui, si nous travaillons, est sûrement la seule chose que nous puissions exiger de Lui. Ce courage est la preuve de notre immortalité (…) Ne soyons pas simplement courageux, mais également enjoués et le cœur content. »
Dans ce discours, qui est l’un de mes deux préférés parmi tous ceux qu’il a écrits, il fait intervenir quelques figures amies, des revenants, des êtres qui avaient tous en commun un courage personnel assez remarquable, des hommes qu’il transforme en héros par le simple pouvoir de sa magie personnelle, les mots : R. L. Stevenson, W. E. Henley  (« Je suis le maître de mon destin ; je suis le capitaine de mon âme ») et, bien sûr, le Capitaine Scott…
Précisément, il s’agissait pour moi, lorsque je me rendis à Londres, le week-end dernier, d’aller à la rencontre de Robert Falcon Scott et de Barrie… Richard White et Rose MacLennan Craig ont écrit une pièce épatante (disons-le d’emblée, pour ceux qui n’auraient pas la patience de me lire jusqu’au bout !) sur l’amitié qui unit les deux hommes. La pièce était à l’affiche dans un charmant théâtre de Londres et le sera bientôt, de nouveau, dans un autre. Mon rêve est… de l’amener en France ! Mais c’est une autre histoire…
J’éprouve toujours beaucoup d’appréhension lorsque l’on s’avise de « s’en prendre » à celui qui est, pour moi, plus réel et plus vivant que bien des êtres qui s’agitent autour de moi. Barrie est, précisément – puisqu’il ne sera question que de cela dans ce petit texte de présentation –, mon héros. Si j’avais  autant détesté le film de Forster, Finding Neverland, à l’époque, c’est bien parce qu’il falsifiait autant l’image de l’homme que celle de l’écrivain que je connaissais presque personnellement, étant la prisonnière consentante de son univers si particulier… Je n’ai jamais pu souffrir l’argument paresseux selon lequel le film « avait eu le mérite » de jeter la lumière sur l’existence d’un auteur somme toute méconnu – et peu importe, pour ceux qui affirmaient cela, si l’image était fausse ! Ceux qui ont découvert Barrie par ce film ne méritent pas de le connaître et très certainement ne le connaîtront-ils jamais véritablement… De plus, je n’ai jamais vraiment aimé Johnny Depp, qui ne fut un acteur convaincant que dans deux ou trois rôles, et encore… Il était tellement falot en endossant ce qu’il croyait être la peau de Barrie qu’il en devenait presque fascinant. Presque, dis-je, car je ne suis point masochiste.
Je n’attendais rien de l’acteur qui, par le pouvoir propre au théâtre, allait bientôt devenir Barrie dans cette salle et, pourtant, un sentiment d’amitié et de respect naquit rapidement en moi, lorsque, dimanche, je fus témoin du travail d’acteur de Steve Hay. Il incarne un Jamie à la fois facétieux et triste, un Barrie à la fois tourmenté et porteur d’un étrange enthousiasme, un Barrie désespéré et terriblement vivant, passant intérieurement en revue ses fantômes personnels – lui-même en passe d’en devenir un, au moins sur le plan symbolique.
Steve Hay sert Barrie avec beaucoup d’honnêteté et une certaine distance, peut-être, ce qui le préserve de bien des maux et des erreurs. Certes, il ne possède pas l’inquiétant pouvoir de personnification propre à Ian Holm (indépassable), mais qui, raisonnablement, pourrait exiger cela de lui ? L’accent qu’il adopte n’est peut-être pas celui de Barrie, il n’en demeure pas moins qu’il est coloré de teintes écossaises fort agréables à l’oreille de la petite française assise au premier rang… Jonathan Hansler fut également un Capitaine Scott assez proche de l’idée que je me fais de l’original, même si je ne le connais pas assez pour savoir si mon sentiment est justifié. 
Scott nous est présenté comme écrasé par le poids de ses responsabilités (il ne le sait pas encore, mais il emmène ses hommes à la mort et envisage cette expédition comme un départ pour le front) et par le pressentiment que la providence s’est joué de lui et qu’il doit aller au bout de ce chemin qu’il a emprunté à cause de circonstances qu’il n’a pas tout à fait maîtrisées. Et peut-être est-ce là le véritable courage : poursuivre sa route, être engagé dans un destin que l’on a à peine choisi, mais ne pas renoncer pour autant. Aimer son destin, quel qu’il soit. L’épouser, sans hésitations, même en n’apercevant qu’un fragment de son visage. La condition, peut-être, pour que l’échec futur se transmue en gloire. Mais n’est-ce pas souvent ainsi, par un curieux paradoxe ? Nous ne sommes peut-être jamais admirés pour ce que nous sommes vraiment, pour ce que nous avons réellement accompli de valable en pleine conscience, mais pour certaine faille ou faiblesse, pour des échecs, ou des réussites qui ne nous doivent pas grand-chose. Malgré tout, la grandeur d’un homme se lit toujours et uniquement sur son visage, lorsque l’échec et le malheur sculptent son destin. Dans la réussite, nous sommes rarement à la hauteur des qualités que l’on nous prête. De noblesse réelle, il n’est que dans l’échec et la belle mort, là où nous n’avons que le choix de révéler ce que nous sommes vraiment, le personnage inconnu que nous avons peut-être toujours ignoré porter en nous et que nous découvrons, soudain, à la faveur d’une tragédie.
Barrie se rêvait en explorateur et Scott enviait le talent d’écrivain de Barrie. La pièce se construit sur cette admiration réciproque et sur ce désir de l’autre, dans son génie particulier : l’un tire des mythes de la page blanche, l’autre en écrit un dans cette réalité blanche et presque chimérique qu'est le pôle Sud, en l’incarnant.
Et puis vient un non-dit, une blessure, un malentendu peut-être. L’amitié est toujours fragile, bien plus que l’amour. Un froid s’installe alors entre les deux hommes, surtout de la part de Barrie (c’est la dernière lettre de Scott qui nous le révèle). Il est toujours trop tard et, jamais, la blessure ne pourra se refermer, faute de temps, faute d’une ultime rencontre. Quoi de plus terrible que d’être le survivant d’une amitié véritable entachée par l’incompréhension, le silence, une amitié gelée à jamais dans une impossibilité ? C’est cette histoire que nous raconte The Mythmakers, l’histoire de James Matthew Barrie et du Capitaine Scott, qui mourut, il y a cent ans, d’une manière si tragique qu’il ne pouvait que devenir un héros. L’incroyable réussite de cette pièce est peut-être d’avoir fait d’un sentiment très simple et très humain – la cause de ce froid entre les deux hommes – un mystère.
Je ne suis pas du tout certaine que Barrie ait tourné le dos à Scott à cause de la raison invoquée dans la pièce et je crois que personne ne le sait, mais l’idée est fort plausible. Humainement plausible. Et personne n’était plus humain que Barrie, l’auteur, le créateur de mythes et l'homme incompris. Séparés à jamais par un silence irrattrapable, tombé tout à coup dans l’éternité des regrets, Scott écrira cependant avant de mourir ces mots célèbres : « De toute mon existence, je n'ai jamais rencontré un homme que j'ai autant admiré et aimé que vous, mais je n'ai jamais pu vous montrer ce que votre amitié représentait pour moi, car vous aviez beaucoup à donner et moi rien du tout... »
Les deux acteurs, seuls sur scène, donnent remarquablement vie au beau texte (beau, mais aussi d’une grande finesse – qualité rare dans le théâtre actuel) des auteurs, tant et si bien que l’on oublie de ne pas aimer tout à fait le décor, parfois entaché d’un soupçon d’anachronisme,  réduit au strict nécessaire. La mise en scène, sobre mais efficace, nous retient, vibrants et en équilibre, à l’intérieur de ce mythe en train de naître devant nous. Le texte tout entier se déploie autour de nous et nous sommes enserrés par l’émotion. Nous nous sentons, soudain, témoins de quelque chose de simple et sublime en même temps, et nous retenons notre souffle. Ce quelque chose, c’est l’ébauche d’un mythe.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit – aussi : avoir l’illusion de pénétrer dans le secret ou l’origine des mythes… Celui d’un auteur et celui d’un héros.
Mais qu’est-ce qu’un héros ? 
C’est celui que l’on élira et que l’on nommera tel, parce qu’il nous paraît être le meilleur intercesseur possible entre le monde humain – où nous crions peut-être grâce –, et le monde divin auquel nous aspirons – probablement. Les écrivains ont besoin de héros pour raconter leur légende, vous vous en doutez. Un héros est un modèle nécessairement inimitable et, pourtant, il nous enjoint à le suivre, à marcher dans ses pas, sans mot dire, par la seule force de son aura. Il ne faut que du courage et de la détermination pour être un héros.
C’est peu et déjà plus que n’en possède la plupart.
Le héros, comme beaucoup de fictions essentielles à nos vies, naît surtout du désir que l’on a de lui, auréolé d’une légende que l’on adopte et nourrit de soi-même (la légende doit s'entretenir et voyager d'esprit en esprit), ou que l’on crée si l’on est soi-même, comme Barrie, un Auteur. Le héros est toujours un être claudicant. Homme ordinaire, doté d’une volonté et / ou d’un destin extraordinaires, il est toujours étrangement en retard sur le déroulement de son existence, presque en dehors de lui-même, spectateur de ses actes – comme l’écrivain, en somme : « Un écrivain ne sait presque rien, et c’est ce qui fait de lui un étranger aux yeux de ses amis et de sa famille. Il vit à l’extérieur de sa propre existence, cherchant à la comprendre. C’est un endroit affreux où vivre… » (Barrie ou, plus exactement, le Barrie de Rose MacLennan Craig et Richard White).
Ce décalage, tous les écrivains le ressentent. Les héros aussi, probablement, mais ils sont fatalement moins lucides, peut-être. Le héros doit mourir pour être un héros, sinon il n’est qu’un chic type ou, au mieux, un grand homme ; la légende des héros s’écrit avec leur sang et leurs larmes ; la mort doit se refermer sur lui, comme l’ambre sur l’insecte ; il ne se sait donc jamais tel, car le héros est par nature aveugle : il semble jouer la partition d’un destin que lui ont écrit les circonstances.
Le héros doit tout, a posteriori, à celui qui écrit sa légende. Il ne vit d’abord que par cette légende, qui est fiction, qui est mensonge, et donc stricte vérité – un peu celle du conte. La légende n’est pas (encore) le mythe, car le mythe, lui, est indépendant et détaché, à savoir intemporel, universel et comme désincarné. Le mythe dévore ce dont il est le mythe et l'auteur du mythe. Cette pièce donne à voir cela, très subtilement, en arrière-plan.
Le mythe est détaché. Il paraît alors presque logique que Scott et Barrie soient séparés... Et le Scott que fera revivre Barrie dans ses souvenirs ou ses phrases n'est pas exactement le Scott qu'il a connu. C'est tout à la fois sa faute et celle du mythe. 
Le mythe est détaché. Redisons-le. 
Et de celui qui l’a créé et de celui qui l’incarne – ce dernier, toujours malgré lui. Le mythe tue le héros ou, plus exactement, l’être humain en lui. Le mythe est, lorsqu’il est achevé, à lui-même son propre mythe. La légende, elle, se nourrit en permanence d’événements – réels ou fictifs, surtout fictifs – et est historique. Le mythe, par opposition à la légende, dit une vérité métaphysique, existentielle, une vérité humaine qui a valeur d’exemple. On ne peut jamais considérer que l’extériorité du mythe. Dès que nous évoquons un mythe, il nous rejette. Le mythe a également ceci de fascinant qu’il s’énonce et se vit sur le mode éternel d’un présent qui ne se mue pas en passé. Le mythe transforme en nature une intention inscrite dans le temps et l'histoire, un événement singulier en éternité. Il nous fait oublier l’origine et la contingence de l’événement au profit d’un modèle érigé en universel. Le mythe évacue le réel, il se fonde en nature et en éternité, en droit.
Et, même si, las et vaincu, le Barrie de The Mythmakers nous fait ses adieux sur ces mots : « Je suis peut-être le créateur de mythes, mais vous, Scott, êtes le mythe. », Barrie fut et est encore aujourd’hui, par son génie littéraire et sa mystérieuse personnalité, un mythe, et pas seulement un créateur de mythes. Et il s'y est employé plus qu'il n'y paraît en écrivant sa propre biographie (tout à fait imaginaire) dans ses fictions.
J’ai toujours pensé que, si l’on voulait vraiment dire quelque chose d’essentiel sur soi, il fallait commencer par avouer la pensée la plus triste que l’on ait jamais conçue et portée en soi. Posez cette question à ceux que vous aimez : Quelle est la chose la plus triste à laquelle tu aies jamais pensé ? Bien peu sauront ou pourront répondre. Instinct de protection. Mensonge pudique.
Le seul combat qui vaille est celui que nous menons contre nous-mêmes, et non pas cette lutte contre les autres, contre le monde entier, en prenant à témoin ceux qui peuvent nous porter secours – croit-on. La mort a-t-elle le dernier mot comme le dit ou semble le dire le Barrie de la pièce de Richard et Rose ? Oui, mais l’art a l’avant-dernier…
Barrie n’a jamais eu peur d’ouvrir toutes les portes dérobées de son cœur. Il en donne la preuve dans le discours évoqué plus haut – lorsqu’il dresse le portrait de son double M’Connachie –, qui est l’une des inspirations implicitement revendiquées des auteurs de la pièce. Et sa pensée la plus triste était peut-être la conscience aiguë de cette triste vérité : si nos morts revenaient, ils n’auraient très probablement plus de place dans nos vies. Il a exprimé cette idée dans plusieurs œuvres, notamment dans la pièce Mary Rose. La mort transforme ceux qui lui appartiennent en mythes ou en revenants. C’est parce que Barrie éprouvait une infinie pitié pour ces revenants, parce qu’il ne voulait pas les laisser glisser dans l’oubli qu’il essaya d’en faire des mythes ; et ce qui le fascinait tout autant dans le processus de la création littéraire que dans l’aventure réelle vécue par les explorateurs, c’était cette illusion de pouvoir combattre à armes égales avec la mort. 
Dans The Mythmakers, Scott compare son Antarctique et celui de Barrie : l’un et l’autre ont un espace à conquérir, un combat à mener, dont l’issue possible est la mort – celle de l’écrivain n’est pas moins terrible que celle de l’aventurier. Les deux tâches requièrent une seule arme, le courage. 
Un écrivain incarne une forme de providence dans l’univers d’encre et de papier auquel il prête son souffle. Il crée des héros et des légendes, parfois des mythes, dont le destin est de le rejeter (Peter Pan a dévoré Barrie, lui a échappé). La providence, elle, d’après les auteurs de la pièce et d’après leur Scott, nous engage toujours dans un marché de dupes. Le mythe n’existe que si quelqu’un l’écrit et lui donne le pouvoir de demeurer vivant dans la mémoire de l’humanité. Le maître ou le créateur des mythes est celui qui est capable de geler le temps, de le transformer en éternité.
Les héros existent parce que nous sommes des ratés. Ou, plus exactement, parce que la majorité d’entre nous ne le sont pas tout à fait, et ne pas l’être tout à fait est un manque absolu de grandeur. « Nous sommes tous des ratés – en tout cas les meilleurs d’entre nous le sont… », écrivit Barrie, toujours son discours intitulé Courage. Et c’est aussi pour dire cette noblesse de l’échec qu’est écrit cette pièce sensible et intelligente, qui nous donne à pénétrer dans le cœur d’une histoire d’amitié, qui, elle-même, fut un échec. 
Scott eut le dernier mot et Barrie, à n’en point douter, tira de ce dernier mot quelques pensées cruelles et sublimes. Le vent a toujours murmuré de sombres histoires à l’oreille de Barrie. Le vent est porteur des secrets des morts et seul celui qui, bien malgré lui d’ailleurs, est dans le secret des mythes, sait les entendre et il a le devoir de les retranscrire pour nous, humbles mortels. Le maître des mythes est béni et maudit. « Le diable l’emporte toujours. Vous êtes plus chanceux que moi, Scott. Vous ne vieillirez jamais, endormi à jamais dans la glace. Moi ? Vous auriez du mal à me reconnaître. Et qui me connaît à présent ? La plupart de mes amis sont des fantômes… » (The Mythmakers) Néanmoins, il faut continuer à avancer. Le courage est ce qui demeure, lorsque tout le reste est perdu. Et il faut encore plus de courage pour écrire que pour simplement vivre.
On entend parfaitement l’écho de Scott, l’écho d’une amitié perdue, dans le discours que prononça Barrie en 1922 et auquel se réfèrent en plusieurs occasions les deux auteurs de la pièce.
 « Lorsque je pense à Scott, je me souviens de cette étrange histoire qui se déroula dans les Alpes : un jeune homme perdit la vie en tombant d’un glacier ; l’un de ses compagnons, un scientifique, calcula le temps qu’il faudrait au corps pour réapparaître d’ici plusieurs années. Lorsque le temps fut venu, quelques-uns des survivants revinrent au glacier afin de vérifier si la prédiction s’était réalisée. Ils étaient vieux à présent ; le corps réapparut aussi jeune que le jour où l’homme les avait quittés. C’est ainsi que Scott et ses camarades surgissent, toujours jeunes, de ces blanches immensités.
Il y a de la beauté dans l’épreuve supportée avec allégresse ; cette tâche n’est pas hors de portée des plus modestes d’entre nous. Qu’est-ce que la beauté ? C’est le chant porteur de courage de ces hommes au caractère bien trempé qui, de leur tente, s’élève vers vous ; ce sont les murmures de cette île, où ces hommes exemplaires ont élu domicile, qui parviennent jusqu’ici pour vous dire leurs exploits. Parfois la beauté se répand, nous dépasse, et alors l’esprit se libère du corps. Des siècles peuvent se passer, tout absorbés que nous sommes dans notre contemplation et notre écoute, car le temps est annihilé. Il est une très vieille légende que m’a racontée l’explorateur Nansen – j’aime beaucoup la compagnie des explorateurs –, la légende d’un moine qui se promenait dans les champs lorsqu’une alouette se mit à chanter. Il n’avait jamais entendu auparavant le chant d’une alouette, alors il se tint là, fasciné, jusqu’à ce que l’oiseau et son chant se confondissent avec les cieux. Puis il s’en retourna au monastère et y trouva un portier qu’il ne connaissait pas, pas plus que ce dernier ne le connaissait. D’autres moines vinrent et tous lui étaient étrangers. Il leur dit qu’il était le Frère Anselme, mais cela ne servit à rien. Ils finirent par se tourner vers les livres du monastère et ceux-ci leur révélèrent qu’il y avait eu un Frère Anselme, il y avait au moins cent ans de cela. Le temps avait été occulté pendant qu’il écoutait l’alouette.
Voici un exemple de ce qu’est la beauté, cette beauté qui se répand ou bien cette âme qui se répand – et c’est peut-être la même chose. L’esprit se libère alors du corps et, hors de lui, se met en mouvement dans le monde. » (Barrie, Courage)
 Scott était un peu cette alouette et Barrie ce moine… Et cette pièce nous donne le privilège d'entendre ce chant. 
{Toutes les citations traduites le furent par nos soins.}

***

[Source de l'image : ici.]
                                                                               ***
Scott. — Savez-vous ce qu’est la peur, Barrie ?
Barrie. —  Je suis habitué à sa présence. Avoir peur, c’est être vivant.
 ***
Scott. — Barrie, votre Antarctique est ici, dans le glen, ou à n’importe quel autre endroit choisi par votre imagination. Le pôle Sud de votre esprit m’est bien plus difficile à atteindre que mon 90 degrés Sud – qui ne requiert que de la persévérance et de l’endurance.
***
Scott. — La mort dans l’Antarctique arrête le temps d'un seul coup. Il n’y a ni pourriture ni décomposition. C’est le cosmos qui domine et non la civilisation. Lorsque vous pénétrez dans cette immense solitude, vous sentez que c’est l’un des derniers endroits sauvages sur cette terre. Pourtant, sous ses profondeurs endormies, la vie est là, grouillante, comme s’il devait s'agir du lieu de naissance de la création.
***
Barrie. — Je vous le dis, vous pourriez être un créateur de mythes.
Scott. — Quel mythe pourrais-je créer ?
Barrie. — Le mythe de l’explorateur qui n’a peur de rien. Le héros. L’art tient à la manière dont vous raconterez votre histoire.
Scott. — Il faut d’abord avoir une histoire à raconter.
Barrie. — Mais vous en avez déjà une ! Cette aventure est la vôtre. Vous devez dire au monde ce qu’est un héros. Même les morts ont des histoires à raconter…
***
Barrie, à voix basse. Ne croyez-vous pas qu’il y ait une voix en vous ?
Scott, qui semble perplexe. — Une voix ? Je n’entends rien.
Barrie. —  Soyez patient, cela prend du temps.
Scott, s’agitant. — Vous savez bien que j’ai peu de temps, Barrie. J’ai des responsabilités.
Barrie. —  Mettez vos inquiétudes de côté ! Écoutez ! L’expérience est d’autant plus intense que la perception en est difficile. Le secret, c’est de la faire vôtre. Je vous ai dit que je sentais une infime brise souffler sur moi. C’est comme attraper le vent dans un filet.
Scott. — Qu’est-ce que le vent amène ?
Barrie. — La vérité !
Scott. — Vos livres sont des fantaisies qui parlent de fées et d’îles mystérieuses. Que savez-vous de la vérité ?
Barrie. — Mais ils puisent dans les sources de la sagesse antique. Ils sont l’expression d’une quête, celle de ces expériences vécues et oubliées que nous avons tous en commun. Je veux écrire des mythes.
Scott. — Les mythes sont-ils le summum de la littérature ?
Barrie.  — Mais bien sûr ! Et ce, parce que les mythes tournent toujours leur regard vers le monde invisible afin d’en trouver le sens. Virgile, Homère, Dante, Milton, Shakespeare… Je pénètre dans leur univers comme dans une cathédrale. Je veux être un créateur de mythes.
Scott. — Mais vous l’êtes ! N’est-ce pas le cas avec Peter Pan ?
Barrie. — Résistera-t-il à l’épreuve du temps ?
Scott. — Il est parmi nous depuis plusieurs années.                 
Barrie. — 100 ans est en général le critère pour le déterminer.

 

Billets du 31 mars et du 1er avril de mes Roses de décembre.



 Peter Pan, ou le petit garçon qui haïssait les mères

Billet de mes Roses de décembre en date du 22 novembre 2009 :

Il y a quelques années, Andrew Birkin, grand défenseur de la cause barrienne et l'un de mes chers amis, une personne que j'admire et que je respecte infiniment (ils sont rares ces êtres), m'avait envoyé une adaptation de Peter Pan, qui avait l'originalité et le mérite de tenir compte de toutes les versions de la pièce (elles sont nombreuses), du roman et des Carnets de l'auteur, James Matthew Barrie. En sous-titre de la pièce, il reprenait l'un des premiers titres que Barrie avait choisi : "The Boy Who Hated Mothers" - "Le garçon qui haïssait les mères". J'avais dévoré la pièce, dans la journée, et j'étais devenue fébrile au fur et à mesure que les scènes se jouaient devant mes yeux, dans mon théâtre imaginaire. Je savais que j'étais en train de lire un Peter Pan parfait, un Peter Pan selon mon cœur, qui faisait vivre tous les paradoxes et les ambiguïtés du personnage et de l'histoire. Et, lorsque le dénouement arriva, je me mis à pleurer, pétrifiée et ravie de la fin qu'Andrew avait imaginée, et ce dans le plus grand respect de Barrie, tirant au clair une conclusion que Sir James avait simplement imaginée. Je savais que je traduirai cette pièce, un jour, ne serait-ce que pour mon plaisir personnel. En juin dernier, alors que je me rongeai les sangs et donnai des coups de pied à chaque jour qui me séparait de ma soutenance de doctorat, je reçus un courriel d'un metteur en scène marseillais, Alexis Moati. Ce dernier me demandait quelques renseignements sur Peter Pan. Ses questions étaient précises et manifestaient un réel intérêt, une sensibilité, une sorte de pudeur, quelque chose d'alarmé et d'élégant dans les accents de sa prose, quelque chose de personnel en somme, qui me contraignirent à lui répondre, alors que d'ordinaire j'ai tendance à expédier - exécuter - ceux qui m'écrivent et qui, en général, ne cherchent qu'à tirer un parti ou un autre, sans la moindre sincérité. Bien sûr, je fus d'abord méfiante, mais j'ai très vite décidé de lui accorder ma confiance. Il avait en tête l'idée de porter à la scène Peter Pan et se demandait quel texte adopter. Très vite, avec la permission d'Andrew, je lui ai parlé de cette fameuse adaptation. J'ai rencontré Alexis à Paris et la confiance s'est nouée et l'amitié est née, j'ose le penser et le dire. Maintenant, j'ai hâte d'être spectatrice !

En ce moment, Alexis conduit les répétitions avec son équipe.

Photographie d'Alexis.]

Il a choisi pour incarner Peter Pan une danseuse comédienne. On ne peut mieux faire et penser. La première aura lieu en début d'année prochaine. Je vous tiendrai au courant, bien entendu, amis barriens. Probablement aurai-je l'exclusivité de quelques images dans les semaines à venir. Pour l'heure, je n'en dirai pas plus, puisque le projet est en construction et que le mystère doit demeurer. Je suis profondément bouleversée, excitée, angoissée, curieuse et confiante. J'escompte me rendre sur place lorsque les répétitions seront bien avancés, puisqu'il est hors de question pour moi de gêner qui que ce soit. À chacun son travail ! J'ai écrit un petit texte pour Alexis. Je ne sais s'il l'utilisera pour sa plaquette de présentation de la pièce, mais j'avais le désir de le partager avec vous qui me lisez - à visage découvert ou en cachette... Vous n'y apprendrez vraisemblablement rien de nouveau, puisque j'ai abondamment commenté le sujet ici et là. L'absolument inédit viendra plus tard, dans ma biographie...

***

Peter Pan et la haine des mères
ou le souvenir d'un enfant jamais (jamais jamais) né
« Peter laisse mourir les enfants dans les bois, il jubile et s’en va (pour le dire à leur mère). » (James Matthew Barrie)

[Photographie des « tombes » des enfants perdus, diligemment enterrés par Peter Pan, dans les Jardins de Kensington. Photographie de Céline-Albin Faivre]

 

Nous consumons notre vie à la flamme de nos violents songes d'enfance, pour oublier la réalité qui nous tuera ; car vivre n’est que faire l’expérience de cette simple vérité : on ne peut que déchoir du bonheur, comme de l'enfance. Patatras ! Un jour, on est touché par la grâce, mais une seule fois, quand on ne sait même pas qu’un tel état existe. Accident ! Là est toute l’ « innocence » de l’enfance ; ici est l’entière méprise des adultes : rechercher un vert paradis qui n’a jamais existé en tant que tel ; s’adonner, les soirs d’automne, à une nostalgie qui n’a pas d’objet réel, mais a seulement pour fond un idéal fantasmé, imaginé abandonné comme un jouet cassé, par lâcheté. L'adulte est dans l'enfant et l'enfant est dans l'adulte, mais sans commune mesure ; l'enfant est le père de l'homme, nous dit Wordsworth (la réciproque n'est jamais vraie). L'adulte n'enfante plus rien de sérieux. Il croit renoncer à l'enfance, quand c'est elle qui le quitte avec mépris. C'est le transvasement de l'enfant dans l'adulte, cette espèce de division cellulaire ou de dégénérescence, que cette pièce nous donne à contempler. C'est cela qui m'importe vraiment : non pas une idéalisation de l'enfance, par illusion rétrospective d'un état inaccessible, mais une immersion dans les profondeurs d’un univers, certes différent du nôtre dans ses apparences les moins sensibles, mais qui en est le négatif véritable. Peter Pan est le creuset de nos songes, de notre inconscient ; il permet toutes les projections du for intérieur. Peter Pan n'existe pas de notre existence, mais il vit en chacun de nous.
Andrew Birkin, l'auteur de l'adaptation théâtrale que j'ai traduite, le merveilleux connaisseur de l'œuvre barrienne, parle à très juste titre de « génial sadisme » quant à l'esprit si singulier de l’écrivain auquel il a consacré une part importante de sa vie. Un article du Times qu’il cite dans les premières pages de sa « biographie kaléidoscopique » résume assez bien la complexion littéraire de l’enchanteur écossais : «Barrie peut être sans cœur, aussi cruel que la mort, aussi cynique que le Démon. (…) La cruauté vient de sa vision intellectuelle, la tendresse de son cœur chaleureux, confiant, mais sensible jusqu’à la peine. »
Cette tendresse cruelle et cette tendre cruauté sont incarnées à la perfection dans l'histoire de Peter Pan. Le petit garçon sans cœur n'est-il pas celui qui s'écrie : « J’oublie les gens après que je les ai tués. » ? Il faut prendre l’expression « sans cœur » littéralement, semble-t-il, et pas seulement dans un sens métaphorique… Et seulement, peut-être, à ce moment-là, pourrons-nous comprendre à quel point Peter Pan est aussi ambigu et insaisissable que son créateur.
Peter Pan est une histoire qui ne parle, en vérité, que de la maternité et de la mort, mais aussi de l'ambiguïté des êtres humains celle des femmes, surtout. L'histoire d'une perte, en tout cas. Rendons grâce à Andrew Birkin, sans dévoiler certain retournement de la pièce, d'avoir eu l'intelligence, la sensibilité et le courage suffisants pour nous présenter le motif secret de l'oeuvre barrienne secret très bien gardé par le Capitaine Hook-Crochet.
Je ne suis pas une amie des mères, car les mères transmettent autant la mort qu’elles donnent la vie. J'ai de solides raisons de me méfier d’elles, comme Peter Pan, comme Barrie certainement. Je me méfie d'elles autant que je puis, hélas, les aimer quelquefois, leur reconnaissant de temps en temps ce rare mérite, qui est celui de l'inconditionné. Il est simplement dommage que la majorité d'entre elles confondent cet enfant intérieur, caché ou non dans un accroc fait à l'ombre de Peter Pan, avec celui auquel elles donnent vie. L'erreur est là, très aisée à commettre, voire tentante. Je me demande souvent si elles ont conscience, à certaine heure du crépuscule, de confondre l’amour de leur enfant réel avec l'amour d'un enfant rêvé ou l’amour de leur enfance passée. Peut-être bien. C’est pour ces raisons que l’adaptation d’Andrew m’a paru follement excitante et essentielle. Les mères sont vouées à décevoir. Qu'elles soient « suffisamment bonnes » ou qu'elles soient des sorcières indifférentes. On en veut toujours à sa mère. Dans l'insconscient, il y a davantage de mères assassinées que de pères... Et les pires mères, au fond, sont les meilleures !
Et puis, une fois pour toutes, cessons de voir en Peter un enfant qui ne veut pas grandir ! (Il n'y a bien qu'une mère pour refuser à son enfant le droit de grandir...) Tuons ce malentendu ! Barrie envisageait, comme titre possible d'une autre pièce mettant en scène Peter Pan, cette dénomination: « L'homme qui ne grandit pas (ne pouvait pas grandir) »... Peter prétend ne pas vouloir grandir – et il est si doué pour faire semblant qu'il en arrive à se convaincre lui-même d'une vérité qu'il fait advenir par son jeu, par ce jeu ou interstice qui existe soudain entre les coutures du réel et de l'imaginaire. Mais Peter sait très bien qu'il ne peut pas grandir ; et il ne le peut, car il n'est jamais réellement né, ou plutôt sa mère a presque oublié qu'il était né, un jour... Ce qui revient à n'être pas né du tout. Quoi de plus terrible que d'être prisonnier dans un pli de la mémoire oublieuse d'une mère ? S'il est vrai et peut-être un peu triste que Peter ne grandira jamais, il est tout aussi vrai et heureux qu'il ne mourra jamais. Si Peter n'est jamais né, il ne craint pas la mort. Mourir serait donc « une prodigieuse aventure », parce qu'elle ferait de lui un petit garçon comme les autres : de chair, de temps et de sang. On ne peut que s'incarner dans le temps ; on ne vit éternellement que dépossédé de la mémoire. Peter n'est pas tout à fait comme vous et moi : il ne lui arrivera jamais de se souvenir qu'un jour il fut un enfant et que, désormais, il est condamné à porter en lui la tombe de cet enfant qu'il n'est plus et ne sera jamais plus.
Roger Lancelyn Green, qui a écrit plusieurs fois au sujet de Barrie, livre cette vérité à propos de Peter Pan : « (…) il représente pourtant quelque chose qui est en chacun de nous. À l’instar de Tinker Bell, il n’est ni la lumière ni le miroir, mais le reflet, qui, seul, est visible. » Peter Pan est donc un reflet, l'esprit de l'enfance qui survit à tous les enfants morts, et c'est la raison pour laquelle il parle à chacun d'entre nous, grands ou petits. Ne doutez pas de lui ! Il reviendra vous saluer à chaque fois que vous vous retournerez sur vous-mêmes, afin de prendre par surprise l'ombre de l'enfant que vous fûtes et êtes encore quelquefois.
La preuve !
Céline-Albin Faivre
 

[Cliquez sur l'image pour l'agrandir]

Lire tous les articles concernant la pièce : ici.

La pièce est encore jouée par la compagnie Vol Plané.