Le monde de James Matthew Barrie


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Le livre a été publié chez Actes Sud, le 2 juin 2010, dans ma traduction, enrichi d'un avant-propos d'Andrew Birkin.

Extrait en fichier .pdf : ici.


 

Barrie a écrit un très beau livre sur sa mère, Margaret Ogilvy. [Il était habituel pour les femmes écossaises de conserver leur nom de jeune fille.]
Je pense qu'il est impossible de comprendre cet auteur sans avoir lu ce livre, parce que J.M. Barrie y révèle la part la plus intime de lui. Il y narre son enfance, le rapport aux histoires que lui lisait sa mère, sa vie en Ecosse, et la mort de cette femme, qui a modelé son rapport avec toutes les autres femmes et... avec la fiction. Tout est contenu en germe dans ce livre-ci.
On y trouve cette phrase extraordinaire, que je m'emploierai à éclaircir dans le futur : "(...) rien de véritablement important ne se produit après l'âge de douze ans (...)" (1)
Douze ans, c'est le début de la puberté mais aussi environ l'âge auquel son frère David est mort.
Je partage cette opinion, si je me réfère à mon existence : les goûts et les humeurs sont déjà figés et n'évolueront guère par la suite. Tout ne sera au fond qu'extrapolation de l'enfance, qui est le sédiment sur lequel s'appuie l'homme.
Les dernières lignes de ce livre magnifique referment une part morte de Barrie, mais qui continuera à irriguer son existence d'adulte :


"Et, maintenant, je demeure seul, privé d’elles, mais j’ai foi en ma mémoire qui, toujours, me ramènera à ces jours heureux, non point afin d’entamer une course folle à travers eux, mais pour flâner, ici et là, de même que ma mère se promène à travers mes livres. Et, si je vis jusqu’au moment où l’âge doit mettre en veilleuse mon esprit et que le passé resurgit soudain pour balayer la route déserte du présent comme le font les ombres de la nuit, ce ne sera pas, je le crois, ma jeunesse que je verrai mais la sienne. Je ne verrai pas un petit garçon qui se cramponne aux jupes de sa mère, en s’écriant : « Attendez que je sois un homme et vous reposerez sur un lit de plumes ! », mais une petite fille en robe magenta et en tablier blanc, qui s’avance vers moi à travers les vastes prairies, et qui porte en fredonnant le repas à son père dans un pichet."

Extrait du chapitre X de Margaret Ogilvy (traduit par mes soins) :

"Depuis des années, je m’efforçais de me préparer à la mort de ma mère, essayant de me figurer comment elle mourrait et de me représenter mes sentiments quand elle serait morte. Je savais bien à cette époque-là que ce genre de représentations étaient vaines ; mais je suis convaincu qu’il n’y entrait aucun sentiment morbide. J’espérais que je serais avec elle à la fin, non pas pour lui réclamer son dernier regard, mais pour tenir la place de celui dont elle ne détournerait le regard que pour contempler sa préférée ; ce ne serait pas mon bras mais celui de ma sœur qui l’enlacerait quand elle mourrait, ce ne serait pas ma main mais celle de ma sœur qui lui fermerait les yeux. Je savais que je risquais d’arriver trop tard ; je me voyais pénétrer dans une maison où il n’y aurait personne pour m’accueillir, et monter le vieil escalier jusqu’à la chambre familière. Mais ce que je n’avais pas imaginé fut précisément ce qui advint. Il ne m'était pas venu à l'esprit que, lorsque je gravirais cet escalier, je n’entrerais pas dans la chambre qui abriterait le dernier sommeil de ma mère, mais d’abord dans une autre chambre pour y tomber à genoux.

L'hymne favori de ma mère, connu dans notre famille comme étant celui de David, parce que ce fut le dernier qu'il apprit par cœur, fut aussi la dernière chose qu’elle lut :

Crains-tu que son pouvoir ne vienne à faillir

Lorsque sonnera ton heure fatidique ?

Et un bras créateur peut-il

Devenir las ou pourrir ?*

J’entendis sa voix gagner en vigueur à mesure qu’elle lisait, je vis son visage timide prendre du courage ; mais, à l’aube, quand sonna mon heure fatidique – hélas, pour moi ! –, j’eus peur.

Pendant ces dernières semaines, à notre insu, ma sœur mourait sur pied. De nombreuses années durant, elle avait donné sa vie, à chaque instant, peu à peu, en échange d’une autre année, d’un autre mois et, dernièrement, d’un jour de plus accordé à sa mère ; et maintenant elle était usée jusqu’à la trame.

« Je ne vous quitterai jamais, Mère !

- Je sais bien que tu ne me quitteras jamais… »

Ce cri me paraissait pathétique à l’époque, mais je ne devais pas en connaître la pleine signification avant qu’il ne fût plus que l’écho d’un cri. À les regarder toutes les deux alors, il semblait que ma mère s’était mise en route pour une contrée lointaine et que ma sœur la retenait. Mais j’ai une vision plus claire, à présent. Ce n’est plus la mère qui marche devant ; c’est la fille qui la précède et elle crie : « Mère, vous vous attardez tellement à la fin, je n’en peux plus de vous attendre. »

Mais elle ne savait pas plus que nous comment les choses allaient se dérouler ; si elle semblait lasse quand nous la croisions dans l’escalier, c'était elle qui s'activait avec le plus de vivacité dans la chambre de ma mère ; elle ne se plaignait jamais, sauf lorsqu’elle devait partir pour cette promenade qui les séparait pendant une demi-heure. Avec quelle répugnance elle mettait son bonnet ! Combien il nous fallait la presser de le faire ! Et combien de fois, n’ayant pas plus tôt franchi la porte d’entrée, revenait-elle aux côtés de sa mère ! Quelquefois, lorsque nous regardions par la fenêtre, je ne pouvais m’empêcher de rire, le cœur serré pourtant, à la voir ainsi hâter le pas, sans un regard ni à droite ni à gauche, seulement hantée par la pensée de revenir au plus vite. Mon père restait toujours à la maison, et il n'existait pas époux plus dévoué que lui ; souvent d’autres personnes étaient également présentes : une de mes sœurs en particulier ; mais ils n’osaient guère prendre soin de ma mère – celle-là leur ôtait jalousement la coupe des mains. Ma mère préférait l’obtenir de ses mains à elle. Nous savions tous cela. « Je les aime bien, mais je ne peux me passer de toi. » Ma sœur, si peu égoïste par ailleurs, ne se lassait jamais de faire étalage devant nous de cette préférence. C’était la riche récompense de sa vie."

 

* Citation extraite d'un psaume très connu chez les presbytériens.


(1) "Je me suis arrêté à l'âge de douze ans, âge de l'enfant par excellence [vérité d'il y a 30 ans, moins authentique dans notre société décadente], ayant atteint en quelque sorte sa pleine maturité enfantine, parvenu à son bel épanouissement et aussi hélas au seuil de la catastrophe pubertaire." (Michel Tournier, Le Roi des Aulnes)

 

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EXTRAIT :

Chapitre I – Où il est dit comment son doux visage vint à ma mère  

Le jour de ma naissance, nous achetâmes six chaises foncées de crin ; ce fut un événement d’importance à l’échelle de notre petite maison, cela constituait la première grande victoire dans la longue campagne domestique d’une femme ; les heures de travail qu’elles représentaient, le billet d’une livre et les quelque trente-trois pence qu’elles avaient coûté, l’anxiété au sujet de leur achat, leur belle ordonnance dans la chambre ouest, l’air exagérément détaché de mon père quand il les avait ramenées à la maison (mais son visage était pâle) – j’ai si souvent entendu ce récit depuis lors, j’ai participé à tant de triomphes de la sorte, petit garçon et plus tard lorsque je fus un homme, que l’arrivée des chaises me semble être l’un de mes propres souvenirs, comme si, le jour même, j’avais bondi hors du lit et couru les admirer. Je suis certain que ma mère se consumait de l'impatience d'aller les voir bien avant que ses jambes ne fussent capables de la soutenir. Dès l'instant où on la laissa seule avec moi, on la retrouva pieds nus dans la chambre ouest en train de prodiguer des soins à une éraflure (qu’elle avait été la première à déceler) sur l’une des chaises, prendre place dans des poses royales sur chacune d’elles, ou encore faire mine de quitter la pièce et rouvrir soudainement la porte, pour les prendre toutes les six par surprise. Alors, il me semble qu’un châle avait été jeté sur elle (il m’est étrange de penser que ce n’était pas moi qui m’étais précipité vers elle avec ce châle) et qu’elle avait été reconduite au lit sous bonne escorte ; on lui rappela sa promesse de ne pas bouger ; à cela, elle répondit probablement qu’elle s’était absentée, certes, mais si peu de temps que l’on pouvait donc en conclure qu’elle n’avait pas du tout quitté son lit ! Ainsi je n’eus pas à attendre pour qu’un petit trait de sa personnalité me fût révélé : je me demande si j’en eus conscience. Je m’interroge encore. Les voisins rendaient visite au garçon et aux chaises. Était-elle sincère avec moi en affirmant qu’ils étaient nos semblables ou bien vis-je clair en elle dès le premier instant ? En effet, elle était si transparente… Quand elle fit mine de s’accorder avec eux sur le fait qu’il m’était impossible de recevoir une éducation supérieure, me laissais-je abuser ou bien étais-je déjà conscient de la nature des ambitions ardentes abritées derrière ce visage aimé ? Lorsqu’ils parlèrent des chaises comme d’un but rapidement atteint, étais-je si novice dans l’art de lire en elle que ses lèvres timides dussent effectivement prononcer ces mots : «Et ce n’est qu’un début ! » ? Et, lorsque nous fûmes laissés seuls en tête-à-tête, ai-je ri des grandes choses qui agitaient son esprit ou bien dut-elle d’abord m’en informer dans un murmure ? L’ai-je ensuite enlacée, en lui disant que je l’aiderais dans ses projets ? Il en fut ainsi pendant si longtemps qu’il me paraît étrange qu’il n’en ait pas été de même dès le commencement. Pendant six ans, tout fut matière à conjectures : au terme de celles-ci apparut soudain le portrait de la femme qui en avait été jusque là le personnage principal. J’ai évoqué  ses lèvres  timides, mais elles ne l’étaient pas à l’époque, elles l’étaient devenues lorsque je fis vraiment sa connaissance. Son doux visage – on m’a raconté qu’il n’était pas aussi doux à cette époque… Le châle qui avait été jeté sur elle – nous n’avions pas en ce temps-là commencé à la pourchasser avec un châle, ni à faire pour elle un rempart de nos corps contre les courants d’air, nous n’avions pas pénétré sur la pointe des pieds dans sa chambre vingt fois dans la nuit, pour veiller sur son sommeil. Nous n’avions pas remarqué combien elle devenait petite, pas plus que nous ne sursautions quand elle s’étonnait tout haut de voir à quel point ses bras étaient devenus minces. Dans ses moments les plus heureux, et jamais il n’y eut femme plus heureuse, sa bouche n’était pas agitée par un tic soudain et les larmes n’emplissaient pas ses yeux bleus silencieux, dans lesquels je lus tout ce que j’ai jamais su de la vie et tout ce que j’ai à cœur d’écrire. Oui, lorsqu’on plongeait son regard dans celui de ma mère, on comprenait, comme s’Il vous l’avait dit lui-même, pourquoi Dieu l’avait mise au monde : c’était pour ouvrir l’esprit de tous ceux qui étaient en quête de belles pensées. Car c’est là le commencement et la fin de la littérature. Ces yeux que je ne peux discerner avant mes six ans révolus, m’ont éclairé sur le chemin de la vie et je prie Dieu qu’ils puissent demeurer jusqu’au dernier jour mes seuls juges sur cette terre. Ils ne furent jamais davantage mon guide que lorsque j’apportai mon aide pour la mettre en terre. Je ne gémissais pas parce que ma mère m’avait été reprise après soixante-seize ans d’une vie glorieuse, mais j’exultais en me souvenant d’elle, jusque devant sa tombe. Un fils s’en était allé loin d’elle, pour étudier. Je me le rappelle si peu : ne me revient à la mémoire que le visage joyeux d’un garçon qui grimpait comme un écureuil jusqu’au sommet d’un arbre et qui secouait les branches pour faire tomber des cerises dans mon giron. Il avait treize ans, et moi la moitié de son âge, quand l’effroyable nouvelle nous parvint. On m’a dit que le visage de ma mère était effrayant de calme, lorsqu’elle s’en fut se planter entre la Mort et son petit garçon. Nous descendîmes tous ensemble le raide sentier qui menait à la gare, une bâtisse en bois. Je crois que je l’enviais à cause de ce voyage dans ces mystérieux wagons. Je sais que nous jouions à ses côtés, fiers de pouvoir l’accompagner, mais ce souvenir ne m’appartient pas, on m’a raconté la scène. On contrôla son billet. Elle nous avait dit au revoir avec ce visage de combattante que je ne peux pas encore voir, quand soudain mon père sortit du bureau du télégraphe et dit d’une voix enrouée : « Il a passé. »(1) Nous revînmes sur nos pas, très silencieux, et rentrâmes à la maison en remontant le petit sentier. À présent, je rapporte mes propres souvenirs : désormais, et pour toujours, je savais qui était ma mère.

C’est ainsi que son doux visage vint à ma mère et qu’elle reçut également ses manières compatissantes et sa charité sans bornes ; et c’est pourquoi les mères accouraient chez elle lorsqu’elles avaient perdu un enfant. « Ne pleurez pas, ma pauvre Janet ! » leur disait-elle et ces femmes répondaient : « Ah, Margaret, mais vous-même vous pleurez… » Margaret Ogilvy était son nom de jeune fille et, d’après la coutume écossaise, elle demeurait Margaret Ogilvy pour ses vieux amis. J’aimais l’appeler « Margaret Ogilvy ». Souvent, petit garçon, je l’appelais ainsi de l’escalier : « Margaret Ogilvy, êtes-vous là ? »

À partir de ce jour, sa santé fut délicate et, pendant des mois, elle demeura très malade. J’ai entendu dire que la première chose qu’elle souhaita voir fut la robe de baptême ; elle la regarda longuement puis détourna le visage vers le mur. C’est ce qui me fit croire, petit garçon, que c’était la robe dans laquelle il avait été baptisé ; mais, plus tard, j’appris que nous avions tous été baptisés dans ce vêtement, de l’aîné au benjamin, que vingt ans séparaient. Des centaines d’autres enfants l’avaient revêtue en pareille occasion ; de telles robes étaient alors une possession rare et ma mère s’enorgueillissait de la prêter. On la transportait avec précaution d’une maison à l’autre, comme s’il se fût agi d’un enfant ! Ma mère faisait grand cas de ce vêtement, le défroissait, lui souriait, avant de le mettre dans les bras de ceux à qui il était prêté. Elle s’installait sur notre banc à l’église pour le voir porté avec magnificence (avec quelque chose à l’intérieur !) lorsqu’il passait le long de la nef en direction de la chaire, et c’est alors qu’un frisson d’agitation et d’impatience parcourait l’église ; nous nous donnions des coups de pied sous le pupitre, mais notre visage ne cessait dans le même temps d’exprimer notre piété. Dans l’intervalle, quel que fût le comportement de l’enfant – il pouvait rire sans pudeur ou hurler à la grande honte de sa mère – et quoi que fît le père, tandis qu’il l’élevait, l’air idiot probablement, et s’inclinant au mauvais moment, la robe de baptême les faisait bénéficier de sa longue expérience et les aidait à se tirer de ce mauvais pas. Quand la robe lui était rendue, elle la prenait dans ses bras, aussi délicatement que possible, comme si elle s’était endormie, puis elle la pressait, sans s’en rendre compte, contre sa poitrine : il n’y avait rien dans la maison qui lui parlait avec autant d’éloquence que la petite robe ; c’était le seul de ses enfants qui ne grandît pas. Et elle ne l’avait pas cousue elle-même, ce qui à mes yeux était une chose bien merveilleuse, car elle semblait avoir confectionné tout ce que nous portions. Tous les vêtements dans la maison étaient nés de ses mains et croire pour autant qu’ils étaient démodés, c'est se méprendre sur ses dons ; elle les transformait et leur donnait une allure nouvelle ; elle les reprisait et leur offrait une autre vie ; puis, elle les persuadait par la ruse de se métamorphoser en autre chose pour la dernière fois. Ensuite, elle les élargissait et les reprenait de nouveau, en posant un nouveau galon, après quoi elle ajoutait un morceau de tissu dans le dos, et ainsi le vêtement passait d’un membre de la famille à l’autre, jusqu’au plus jeune. Et alors même que nous en avions fini avec eux, ils réapparaissaient sous une autre forme. À la mode ! Je dois revenir sur ce sujet. Aucune femme n’avait un œil pareil : elle ne possédait aucune gravure de mode ; elle n’en avait nul besoin. La femme du ministre (2) (une cape), les filles du banquier (la nouvelle manche) : elles n’avaient qu’à passer une seule fois devant notre fenêtre, et le scalp, si je puis m’exprimer ainsi, se retrouvait entre les mains de ma mère. Regardez-la se précipiter, ciseaux à la main, du fil à la bouche, en direction des tiroirs où les vêtements du dimanche de ses filles sont rangés ! Ou bien allez à l’église dimanche prochain et regardez certaine famille qui y pénètre en file indienne : le garçon lève ses jambes assez haut pour faire le fier et montrer ses nouvelles bottines, mais tous les autres demeurent discrets, spécialement la timide petite femme à l’air si peu perspicace qui se tient en arrière. Si vous étiez à la place de la femme du ministre ce jour-là ou à celle des filles du banquier, vous auriez un choc ! Mais la robe de baptême, elle l’avait achetée, et lorsque je lui demandais pourquoi, son visage rayonnait, elle paraissait réfléchir, puis répondait qu’une fois dans sa vie elle avait voulu se montrer dispendieuse ! Et elle me dit, sans cesser de sourire, que plus une femme avait tendance à coudre et à fabriquer les choses elle-même plus grand et ardent était son désir ensuite de se précipiter dans un magasin et « de faire des folies ». La robe de baptême, avec ses volants pathétiques a plus d’un demi-siècle maintenant et elle commence à se faner un peu, à la manière d’une pâquerette dont le temps est passé, mais elle est conservée avec autant d’affection qu’autrefois. Je l’ai vue en exercice, à nouveau, l’autre jour. Ma mère est au lit, la robe de baptême à ses côtés ; maintes fois, je l’ai observée à la dérobée avant de me diriger vers l’escalier pour m’y asseoir et pleurer. Je ne sais pas si ce fut ce jour-là, le premier, ou plusieurs jours après, que vint me parler ma sœur, la fille préférée de ma mère (3). Oui, elle l’aimait encore plus que moi, j’en suis certain. La gloire de cette sœur remonte à mes six ans. L’adolescence la quittait à cette époque. Elle vint à moi, le visage dévoré d'inquiétude et se tordant les mains ; elle m’incita à aller au chevet de ma mère, afin de lui dire qu’il lui restait un petit garçon. Je me rendis donc à son chevet, grisé par l’émotion, mais la chambre était noire et, quand j’entendis la porte se refermer sans qu’aucun son ne parvînt du lit, je fus effrayé et me tins coi. Peut-être respirai-je bruyamment ou peut-être me mis-je à pleurer car, au bout d’un moment, j’entendis une voix dolente que je ne reconnus pas me demander : « Est-ce toi ? » Je pense que le ton me blessa, puisque je ne répondis pas. La voix reprit avec plus d’inquiétude : « Est-ce toi ? » Je pensais qu’elle s’adressait au petit garçon mort et je dis d’une voix faible d’enfant esseulé : « Non, ce n’est pas lui, ce n’est que moi ! » J’entendis un cri et ma mère se retourna dans le lit et, bien qu’il fît noir, je sus qu’elle me tendait les bras. Après cela, je passai beaucoup de temps avec elle, assis sur son lit, essayant de lui faire oublier l’autre - ce qui était mon astucieuse manière de jouer les médecins. Et, si je voyais quelqu’un dehors faire quelque chose qui déclenchait le rire des autres, je me précipitais vers cette chambre obscure et le reproduisais devant elle. Je suppose que je faisais un curieux petit bonhomme. On m’a rapporté que mon souci permanent de l’égayer donnait à mon visage un air tendu ; et mes pitreries, je les exécutais en tremblant un peu ; je me tenais sur la tête dans son lit, les pieds contre le mur et, dans mon enthousiasme, je m’écriais : « Riez-vous, Mère ? » Et peut-être riait-elle de quelque chose dont moi-même je n’étais pas conscient, mais oui, elle éclatait parfois d’un rire soudain, et j’appelais alors triomphalement cette tendre sœur, qui n’attendait jamais bien loin, pour qu’elle accourût voir ce spectacle ; mais le temps qu’elle arrivât, le doux visage de ma mère était de nouveau ruisselant de larmes. Ainsi, j’étais privé d’une part de ma gloire et je me rappelle ne l’avoir fait rire devant témoins qu’une seule fois. Je gardais la trace de ses rires sur un morceau de papier : un trait pour chacun ; chaque matin, j’avais l’habitude de montrer fièrement cela au docteur. Il y avait cinq traits la première fois où je lui glissai le papier dans les mains et, lorsqu’on lui en expliqua le sens, il se mit à rire de si bon cœur que je m’écriai : « J’aimerais que ce fût l’un des siens ! » Il me demanda alors avec bienveillance si j’avais présenté le papier à ma mère ; quand je lui fis signe que non, il me dit que si je le lui montrais maintenant et lui expliquais que ses cinq rires reposaient là, je pourrais bien en gagner un autre. Je n’en étais pas aussi sûr, mais c'était lui l’homme mystérieux chez qui on pouvait courir au plus profond de la nuit (vous lanciez une poignée de sable à sa fenêtre pour le réveiller et, s’il s’agissait d'une simple rage de dents, il extrayait la dent par la fenêtre ouverte, mais s’il s’agissait de quelque mal plus sérieux, en un éclair, tel un homme qui n’enlèverait pas son pardessus pour dormir, on le retrouvait à vos côtés sur la place obscure) ; c’est pourquoi je m’exécutai à son instigation, et non seulement elle rit en voyant mon papier, mais lorsque j’y ajoutai ce rire-ci, il y eut un autre rire et, bien qu’il ne fût qu’un rire coupé en son milieu par une larme, je le comptais pour deux. C’était bien cette même sœur qui me persuada de ne point bouder lorsque ma mère demeurait alitée et qu’elle pensait à lui, mais plutôt de tâcher de la faire parler de lui. Je ne comprenais pas comment ce stratagème pouvait lui rendre sa gaieté, mais elle m’affirma que si je ne pouvais pas accomplir ce prodige, personne d’autre ne le pourrait, et cette idée me décida. Dans les premiers temps, me dirent-ils, ma jalousie l’emportait souvent et je l’arrêtais dans l’évocation de ses tendres souvenirs avec ce cri : « Et moi, je ne compte donc pas pour vous ? » Mais cela ne dura guère et je fus bientôt saisi par l’intense désir de lui ressembler tellement que même ma mère ne pourrait voir la différence – ma sœur m’avait sans doute soufflé l’idée. Nombreuses et ingénieuses étaient les questions que je formulais dans ce dessein. Je m’entraînais en secret, mais au bout d’une semaine, je me ressemblais trop. Il avait une manière de siffler si joyeuse, m’avait-elle raconté, que lorsqu’elle travaillait, l’entendre siffler ne manquait jamais de l’égayer et de lui donner du cœur à l’ouvrage. Lorsqu’il sifflait, il se tenait debout, les pieds écartés et les mains dans les poches de ses knickerbockers. Je décidai de me fier à ce détail, et un jour, après avoir consulté ses anciens camarades pour savoir comment il s’y prenait – chaque garçon doué d’un peu d’initiative invente sa propre façon de siffler –, je mis en secret un de ses costumes, gris foncé à petits motifs, et il m’alla encore bien des années après. Puis, ainsi déguisé, j’entrai, à l’insu des autres, dans la chambre de ma mère. Tremblant, sans aucun doute, et pourtant si content, je me tins tranquille jusqu’à ce qu’elle me vît et, alors, comme elle dut être blessée ! «Écoutez ! » lui criai-je, les joues rosies par le triomphe ; j’écartai les jambes et plongeai les mains dans les poches de mes knickerbockers, puis je me mis à siffler. Elle lui survécut vingt-neuf ans. Elle traversait les années avec tant d’énergie, et ce jusqu’aux approches de la mort, que vous n’aviez jamais moyen de savoir où elle était, à moins de l’attraper ! Bien qu’elle fût frêle désormais, et chaque jour un peu plus, la tenue de sa maison devint à nouveau célèbre, de sorte que les jeunes mariées faisaient appel à elle pour observer sa manière de blanchir le foyer, de défroisser le linge ou de coudre. Il y a encore des vieilles gens, une ou deux personnes, qui racontent avec de l’émerveillement dans les yeux comment elle pouvait cuire vingt-quatre bannocks (4) dans l’heure et ne pas en rater un seul. Et elle en offrait beaucoup ! Elle partageait grand nombre de ses possessions et avait une jolie manière de donner. Elle arborait une mine radieuse et son visage rayonnait de la joie d'antan, et ce rire, que j’avais essayé de forcer avec tant de persévérance, retentissait à nouveau dans la maison. Je n’ai jamais entendu un rire tel que le sien, sauf de la bouche des enfants au comble de la joie : le rire de la plupart d’entre nous vieillit et s’use en même temps que le corps, mais le sien demeura radieux jusqu’à la fin, comme s’il renaissait à la vie chaque matin. L’enfance ne l’avait pas quittée tout à fait et son rire était pour moi la voix de ce passé, de même que la robe de baptême l’était pour elle. Mais je ne parvins pas à lui faire oublier cette part d’elle-même qui était morte ; pendant ces vingt-neuf ans, elle ne s’est pas éloignée de lui ni de cette journée funeste d’une seule pensée. Souvent, elle s’endormait en lui parlant et, même pendant son sommeil, ses lèvres bougeaient et elle souriait comme s’il lui était revenu. Et, lorsqu’elle se réveillait, il devait disparaître si précipitamment qu’elle sursautait et, déconcertée, elle regardait autour d’elle et articulait lentement : « Mon David est mort ! » Ou peut-être restait-il assez longtemps pour lui murmurer les raisons de son imminent départ ; et elle restait dans son lit, les yeux voilés de larmes. Quand je devins un homme, alors qu’il n'avait pas cessé d'être un garçon de treize ans,  j’écrivis un petit texte intitulé « Mort depuis vingt ans » (5) , qui parlait d’une tragédie similaire dans la vie d’une autre femme, et c’est la seule chose que j’ai écrite dont elle ne parla jamais, pas même à sa fille préférée. Personne n’y fit allusion devant elle ou ne la questionna afin de savoir si elle l’avait lu : on ne demande pas à une mère si elle sait qu’il y a un petit cercueil dans sa maison. Elle lut plusieurs fois le livre dans lequel cette histoire était publiée mais, lorsqu’elle arrivait à ce chapitre, elle pressait les mains sur son cœur ou bien se bouchait les oreilles.        

(1) Le 30 janvier 1867. (Toutes les notes sont celles du traducteur.)

(2) Le ministre du culte, figure centrale de la communauté presbytérienne des Auld Lichts - qui est tout autant le berceau familial et culturel de l’auteur que le creuset de ses fictions - est l’un des personnages récurrents de l’œuvre de J. M. Barrie, et ce jusqu’à la fin de sa vie.

(3) Il fait référence à sa sœur Jane Ann, la dédicataire de ce livre. Avec Conan Doyle, son ami, il écrira une opérette – retentissant échec – dont le titre, Jane Annie, or The Good Conduct Prize, est une manière d’hommage à cette femme qui consacra toute sa vie à leur mère.

(4) Gâteau traditionnel, rond et épais, en général à base de farine d’avoine, cuit sur une plaque en fonte.

(5) Cf. le Chapitre VI du livre intitulé A Windows in Thrums.

(Traduction et notes : Céline-Albin Faivre - Tous droits réservés)

 

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J'en discutais avec mon ami Robert. Je lui disais à quel point j'étais convaincue de l'influence néfaste de Margaret Ogilvy sur son fils, James Matthew Barrie.
Et voici ce qu'Andrew Birkin publia ce jour-là sur le forum ANON...
Je traduis ses paroles en couleur. Le reste de la traduction est celle qui se rapporte aux écrits du biographe de Barrie.

Le passage suivant, extrait du manuscrit original de la biographie de Denis Mackail, en date de 1941, pourrait être d’intérêt. Il a été censuré par Cynthia Asquith avec un crayon rouge. Les mots : « Détruisez ceci ! » barraient le passage. Voir la page 212, troisième paragraphe, dans la biographie de Mackail, pour comparer les deux versions.

« Jane Ann [la sœur de Barrie] avait quarante-six ans [en 1893]. Toujours aussi dévouée, se sacrifiant comme de coutume. Simple, déjà vieille, mais ayant surmonté le risque de développer la complexion vaniteuse de sa mère. Elle vivait dans le secret de son existence intérieure, qui était si malheureuse et pénible (il n’est plus besoin de le cacher plus longtemps), car elle n’était pas le seul membre de la famille à céder à cette tentation mortelle. Il y avait, en effet, deux démons qui guettaient les enfants de Margaret Ogilvy : la mélancolie et la boisson. Seul le plus fort d’entre eux pouvait résister aux deux forces. Jane Ann, par l’exemple qu’elle avait sous les yeux et par la prévention qu’elle avait conçue contre l’un d’entre eux, s’était battue et avait remporté le combat. Mais, voilà, il semblait maintenant que cette victoire avait laissé la voie à l’autre démon. Son frère savait. De même qu’il était au courant de tous les incidents se produisant par ailleurs. Il me fit part qu’il devait prendre garde à ne pas succomber lui-même. En effet, il y prit garde. Une ou deux fois, cela lui procura un certain bien-être lorsque l’un de ses mondes tomba en ruine. Mais c’est le pire qui lui advint. Ce sentiment ne le gouverna jamais.
Et, bien que la mélancolie flottât dans les airs, autour de lui, toute sa vie, il put toujours la contrer, au moment où il le voulut, car il était aussi bien fuyant que courageux, y compris quand l’hérédité avait rattrapé tous les autres et qu’il était à terre. Mais les autres étaient plus faibles et vulnérables que lui. L’impulsion donnée par la renommée et par leur situation ne pouvait les aider qu’indirectement. Alors, ils buvaient ou bien se mettaient au lit pour n’en plus se lever. Encore une fois, tout se passait comme s’il existait quelque effrayant mystère biologique produit par l’union de ce tisseur et de cette fille de maçon. Quelque chose d’inexplicable, qui les remplissait d’effroi, qui les hantait tous. De quelque façon que ce fût, apparemment, qu’ils fussent ou non coupables, chacun de leurs enfants dut payer une impitoyable rançon. »

Il doit être rappelé que Denis Mackail – à la fois un ami de Barrie et des enfants Davies – avait été nommé par l’agent littéraire de Barrie (à savoir, Cynthia Asquith et Peter Llewelyn Davies) pour écrire une biographie. Celle-ci, selon Nico, manqua de le tuer !
Je précise que le terme d'hypocondrie, présent dans le texte original, désigne en fait davantage une forme de mélancolie. Je traduis donc ainsi. Cette mélancolie ou cette neurasthénie s'apparente à ce que l'on nomme aujourd'hui la dépression. Je commenterai tout cela plus tard.

Margaret Ogilvy et Jane Ann (la soeur de Barrie évoquée dans Margaret Ogilvy) - cliquez sur l'image pour l'agrandir.

Photo extraite de

James Matthew Barrie - An
Appreciation
, par James A. Roy.

[Merci à Robert Greenham]